Partir des gens et des besoins de territoire pour éliminer le chômage de longue durée: une expérimentation innovante en France
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En France, ainsi que dans de nombreux pays de l’OCDE, « plusieurs millions de personnes sont privées d’emploi ou contraintes d’accepter des emplois précaires dans des conditions qui ne permettent pas une existence digne. Dans le même temps, trois constats permettent de penser qu’il est humainement et économiquement tout à fait possible de supprimer le chômage de longue durée à l’échelle des territoires : personne n’est inemployable et chacun a des compétences, ce n’est pas le travail qui manque, ce n’est pas l’argent non plus. » (P. Valentin)
Cette réflexion de membres d’ATD Quart-Monde France est à la base de l’initiative « Territoires zéro chômeur de longue durée », qui a été inscrite dans une loi votée à l’unanimité par le parlement français en 2016 dans le but de l’expérimenter dans une dizaine de micro-territoires (moins de 10 000 habitants).
À partir de ses observations, ATD Quart-Monde a souhaité lancer une expérimentation territoriale en partant du principe qu’il était possible de proposer à tout chômeur de longue durée un emploi permanent, payé au moins au salaire minimum, à temps choisi par le salarié (le temps plein est la norme mais le salarié peut choisir de travailler moins), sans que cela ne soit un surcoût pour le gouvernement (l’Etat français dépense actuellement 43 milliards d’euros chaque année pour la privation d’emploi, hors allocation chômage, soit 18 000 euros par personne et par an).
L’idée est de relier les compétences et aspirations des personnes privées d’emploi depuis plus d’un an avec les besoins du territoire, en créant des “Entreprises à But d’Emploi” (EBE) qui ouvrent des postes ajustés aux deux parties.
Plusieurs étapes étayent la mise en oeuvre de cette expérimentation sur un territoire :
- La première phase consiste à expliquer la démarche et mobiliser tous les acteurs du territoire afin de créer un consensus large autour du projet
- Ensuite vient l’étape de rencontre des personnes en situation de chômage de longue durée habitant sur les sites d’expérimentation et qui souhaitent participer à la démarche de façon volontaire. Trois questions clé leur sont posées : qu’est-ce que vous savez faire? Qu’est-ce que vous voulez faire? Qu’est-ce que vous, futurs salariés, acceptez d’apprendre?
- Le comité de pilotage du projet, composé notamment des collectivités locales et des associations en lien avec les demandeurs d’emploi, recensent dans cette troisième étape, les besoins non satisfaits sur le territoire et présentés comme utiles par les habitants, entreprises, institutions, etc., notamment en terme de transition énergétique et d’économie circulaire. Les activités qui seront créées ne doivent pas entrer en concurrence avec des acteurs économiques déjà installés sur le territoire.
- Enfin, une ou plusieurs “Entreprises à But d’Emploi” sont créées pour pouvoir mettre en lien les ressources humaines et les besoins du territoire. Ces EBE, qui peuvent prendre diverses formes juridiques (coop, OBNL, etc.), se chargent d’embaucher les demandeurs d’emploi préalablement rencontrés et continuent de prospecter les différents besoins du territoire pour poursuivre le développement de l’entreprise.
Après plusieurs mois, voire années de chômage (en moyenne, les personnes engagées la première année d’expérimentation avaient été au chômage pendant plus de 5 ans), outre l’aspect financier, les nouveaux employés des EBE peuvent, grâce à cette opportunité, reconstruire leur confiance et leur estime d’eux-mêmes, développer de nouvelles compétences, se recréer un cercle social et sortir de l’isolement dans lequel l’inactivité professionnelle avait pu les confiner, puis se projeter dans le futur.
L’État et les administrations locales en sortent également gagnants. Ils ne dépensent pas plus qu’avant puisque ce sont la réallocation au projet des aides de l’État auparavant versées aux demandeurs d’emploi longue durée ainsi que le chiffre d’affaires des EBE qui financent ces nouveaux emplois. En outre, ils profitent des bénéfices que lui rapportent des personnes en emploi : charges sociales sur les salaires, impôt sur la production, personnes qui ont davantage de moyens et qui retrouvent un meilleur accès aux déterminants sociaux de la santé, etc.
Les EBE ouvertes durant la première année d’expérimentation se sont lancées dans des activités très diverses redynamisant l’économie locale dans des territoires qui ont perdu des services publics et des emplois. Ces entreprises sont souvent multi-activités : plusieurs ont créé des recycleries, des ateliers moto et vélo, des garages solidaires, du bûcheronnage, de la conciergerie, de la médiation dans les transports en commun, des épiceries ambulantes, etc. Les habitants de Prémery, site d’une expérimentation, par exemple, expliquent que tout le village est gagnant : le boulanger, le restaurateur, le coiffeur ou encore le supermarché voient revenir des clients, qui jusqu’à présent n’avaient plus les moyens de subvenir à tous leurs besoins.
En 2018, deux ans après le début de cette expérimentation, plus de 600 emplois ont été créés, près de la moitié des chômeurs de longue durée habitant sur les sites d’expérimentation ont retrouvé du travail (les EBE ont parfois servi de tremplin pour trouver d’autres postes sur le marché du travail classique) et un des sites a même réussi le pari d’embaucher toutes les personnes sans emploi depuis plus d’un an sur son territoire.
Après avoir dépassé l’obstacle des a priori sur le projet (qualifié parfois d’utopique), les expérimentations se sont implantées avec succès dans les 10 territoires en cohésion avec les autres acteurs économiques et l’État a annoncé cet automne une extension à une quarantaine de nouveaux territoires. Le modèle économique reste en revanche encore à consolider. En effet, la prise en charge des nouveaux emplois reposent sur des subventions publiques et l’auto-financement des EBE. Or, certaines de ces entreprises peinent pour le moment à faire en sorte que l’activité des salariés soit financée par leur chiffre d’affaire (elles sont dans une phase de lancement et leurs activités sont souvent peu rentables). L’expérimentation a 5 ans pour faire ses preuves et démontrer via l’évaluation d’un comité scientifique que ce projet peut être étendu largement. Si cette initiative semble améliorer significativement les conditions de vie, la question peut se poser de savoir si elle est suffisante pour sortir les participants de la pauvreté. Dans tous les cas, cette démarche a l’intérêt de proposer un nouveau souffle sur l’insertion au marché du travail et l’inclusion sociale, en partant du postulat que chacun possède un savoir-faire qui peut être mis en valeur et mis à profit dans des activités bénéficiant à l’économie et au tissu social local.
Par Florianne Socquet-Juglard, agente de recherche à Parole d’excluEs