Graffiti Chez les citoyennes interculturelles de Paris 20ème

La contribution des savoirs immigrants au développement territorial: l’exemple de l’association Citoyennes Interculturelles de Paris 20ème

« À quoi ressemblerait Montréal aujourd’hui si des générations d’immigrants n’y avaient pas habité, travaillé, investi, consommé, étudié, prié ? » Dans le contexte de la pluralité culturelle grandissante de nos villes, les personnes immigrantes contribuent à la transformation des territoires sur lesquels elles s’installent, comme la citation de A. Germain (2013:99) nous le rappelle. Dans cette optique, un restaurant-traiteur ouvert et géré par un groupe de femmes immigrantes à Paris illustre l’influence positive de l’immigration sur le développement social, culturel et économique des villes. Cette initiative démontre l’importance de la valorisation des savoirs variés présents sur le territoire pour favoriser le développement du pouvoir d’agir individuel et collectif au sein des communautés les moins favorisées.

CIP20 un acteur central pour le territoire du 20e Arrondissement

L’association (1) Citoyennes Interculturelles de Paris 20ème (CIP20) a été fondée en 2010 par trois femmes immigrantes résidentes du quartier Belleville Amandier : Bahia, Rachida et Bachira. Situé dans le 20e Arrondissement, ce quartier est un des secteurs prioritaires d’intervention de la Ville de Paris caractérisé par une forte concentration de logements sociaux, une population jeune et la présence de communautés immigrantes d’origines diverses.

CIP20 répond à deux aspirations : créer des emplois pour les femmes immigrantes en situation de précarité, et offrir un service de restauration abordable pour les familles du quartier. Pour remplir ces objectifs, l’association opère un service traiteur, un restaurant, des ateliers de cuisine avec les habitants et dans les écoles du quartier, et participe à l’animation culturelle du quartier.

 

Les co-fondatrices et les salariées de CIP20 au Colloque Femmes Plurielles Mars 2019

Les co-fondatrices et les salariées de CIP20 au Colloque Femmes Plurielles Mars 2019

 

Dès ses débuts, le projet a reposé sur le leadership collectif de ces femmes immigrantes désireuses de reprendre du pouvoir sur leur situation sociale et économique (2). Plusieurs acteurs ont soutenu le projet  : des organismes locaux au sein desquels les femmes ont mûri leur projet, l’ADEL (Agence pour le Développement Économique Local (3)) mandatée pour accompagner le développement de l’entrepreneuriat collectif, en passant par la municipalité d’Arrondissement, la Ville de Paris, des fondations privées, etc. Au fil du temps, CIP20 est devenu un acteur rassembleur et ses services sont utilisés par l’ensemble de la communauté (résidents du quartier, organismes et institutions locales). L’organisation a reçu le trophée de l’ESS à la Mairie de Paris en 2014 et offre ses services dans plusieurs événements parisiens.

Les savoirs des femmes immigrantes, une ressource incontournable de l’initiative 

L’initiative CIP20 découle d’une volonté forte des femmes immigrantes de rendre visibles leurs savoirs traditionnels que l’on peut qualifier de « savoir absent », à la manière de De Sousa Santos (2016). La valorisation de ces savoirs, souvent confinés à la sphère domestique et privée, est au cœur de l’action de l’association (Soumbou-Addo et Bachir, 2014). Cette initiative permet de répondre à des besoins non comblés par le marché ou les services publics (Hersent, 2008), notamment par la création d’une activité génératrice de revenus : 6 femmes sont actuellement salariées de l’organisation.

CIP20 utilise le terme de « Patrimoine Culinaire » pour désigner les connaissances détenues par les femmes qui se sont accumulées au fil des activités (CIP20, 2016). Les femmes se transmettent leurs connaissances culinaires, mais également leurs traditions au cours de la préparation des repas servis au restaurant. Le local de l’association est un lieu central pour la mise en valeur du patrimoine culturel du quartier : organisation d’ateliers avec des écoles, des groupes culturels et communautaires locaux, concerts et expositions d’artistes locaux, etc. Soumbou-Addo et Bachir (2014) identifient les compétences relationnelles des femmes immigrantes comme des facteurs facilitants la mise en place de leurs activités économiques, notamment par l’entraide et la collaboration.

CIP20 constitue un atout pour le développement territorial, par l’insertion sociale et professionnelle des femmes immigrantes, la création d’une activité économique solidaire et la transmission des savoirs aux autres acteurs du quartier (Soumbou-Addo et Bachir, 2014). Pour De Sousa Santos (2016), l’économie sociale est un espace d’émancipation pour les populations opprimées et d’expérimentation d’alternatives au modèle de développement capitaliste. Ainsi, le restaurant CIP20 apparaît être une promesse de changement social pour le territoire du 20e arrondissement.

Un croisement des savoirs, des pratiques et des pouvoirs

Cette initiative montre la pertinence de mettre en relation différents savoirs pour trouver une solution pérenne à un enjeu social local. La prise de parole des femmes au sein des organisations communautaires locales, jumelée à une étude réalisée par la municipalité, a permis d’identifier le chômage et l’isolement des femmes comme des enjeux majeurs du quartier. Ainsi, les femmes fondatrices de CIP20, insérées dans des organismes locaux, ont pu prendre conscience de leur réalité commune et démarrer leur projet de service traiteur. À travers leur implication dans les associations locales, les femmes ont développé leur réseau et leur capacité à se mettre en relation avec les autres populations du quartier et les acteurs locaux (Soumbou-Addo et Bachir, 2014). Ces femmes immigrantes, sans emploi et isolées, ont acquis une légitimité comme actrices du développement de leur territoire, grâce à la réussite de cette initiative d’économie sociale.

 

Citoyennes interculturelles Paris 20e

 

On peut ici faire le parallèle avec les expériences de croisement des savoirs menés par ATD Quart/Monde ou Parole d’excluEs, au sein desquelles la parole des personnes exclues est la base du passage à l’action (Bernia et Quart-monde-université, 2008; Fontan et Heck, 2017). Le projet a, en effet, bénéficié d’un accompagnement mené par l’ADEL qui a établi un lien entre les femmes et les acteurs pouvant les accompagner dans la mise en place de leur projet. À travers des formations personnalisées, les acteurs locaux ont adapté leurs pratiques pour transmettre les savoirs et compétences nécessaires à la mise en place de leur entreprise collective.

Cette démarche a permis une transformation importante des savoirs et des pratiques des acteurs locaux et institutionnels. Elle a rendu visibles les enjeux socio-économiques vécus par les femmes et révélé le potentiel de l’entrepreneuriat collectif féminin pour répondre à ces enjeux. L’accompagnement de l’ADEL a conduit à un empowerment des femmes grâce à un croisement des pouvoirs à plusieurs niveaux : le soutien matériel et financier de plusieurs partenaires; la participation des femmes à un comité multi partenarial auprès des institutions locales; l’acquisition de compétences entrepreneuriales; la présentation de l’initiative auprès de différents médias et au sein de colloques (ADEL, 2014).

 

Graffiti Chez les citoyennes interculturelles de Paris 20ème

Devanture du local CIP20

 

Les savoirs immigrants : un atout pour les territoires

Ce rapide aperçu nous montre le rôle structurant joué par l’association CIP20 sur le territoire du 20e arrondissement de Paris. L’initiative répond à tous les critères de réussite d’une initiative locale en contexte de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale décrits par Klein et Champagne (2011) : la formation d’un leadership collectif; la mobilisation des ressources endogènes et exogènes; la construction d’une conscience territoriale servant de base à l’action conjointe entre les acteurs.

CIP20 témoigne très concrètement de la contribution des savoirs immigrants au développement territorial. La parole des femmes immigrantes et leur connaissance de leur territoire ont révélé les enjeux locaux tout en permettant d’y trouver des solutions innovantes directement issues des aspirations des citoyennes concernées. Inséré dans un réseau d’acteur dense et riche, l’organisme est devenu un lieu rassembleur et créateur de lien social dans le quartier. Des savoirs et savoir-faire peu valorisés jusque-là sont considérés aujourd’hui comme des outils centraux, faisant de ces femmes exclues et en situation de précarité des actrices économiques au cœur de la dynamique sociale de leur quartier. Nous voyons dans cette initiative une promesse de création d’un vivre-ensemble harmonieux à partir de la crédibilisation de savoirs et d’expériences porteuses d’alternatives innovantes au modèle de développement hégémonique.

 

Par Mathilde Manon – Auxiliaire de recherche pour l’Incubateur Universitaire de Parole d’excluEs – Doctorante en Études Urbaines – UQÀM

 

(1) En France, le terme « association » désigne les organismes sans but lucratif enregistrés sous la loi 1901.

(2) Voir le reportage de DemainTV, (2016). CIP20 Traiteur – Bahia Bachir.

(3)  Fondée en 1983 par Madeleine Hersent, sociologue, l’Agence pour le Développement Economique Local était un organisme sans but lucratif de recherche-action indépendant (non affilié à une université) ayant pour objectif d’accompagner la création d’entreprises collectives d’économie sociale portées par des femmes. Suite au décès de sa fondatrice en 2015, l’ADEL a cessé ses activités.

 

Références

ADEL. (2014). Entrepreneuriat collectif de femmes à Belleville Amandiers : Action expérimentale 2009 à 2013. Paris : ADEL.

Bernia, D. et Quart-monde-université, G. d. r. (2008). Le croisement des savoirs et des pratiques : quand des personnes en situation de pauvreté, des universitaires et des professionnels pensent et se forment ensemble. Paris : Les Éditions de l’Atelier : Éditions Quart monde.

CIP20. (2016). Livret de partage d’expérience Citoyenne s Interculturelles Paris 20e. Paris : CIP20.

De Sousa Santos, B. (2016). Épistémologies du Sud : mouvements citoyens et polémique sur la science. [texte]. Numéro 001305640. Paris : Desclée de Brouwer.

Fontan, J.-M. et Heck, I. (2017). Parole d’excluEs : croisement des savoirs, des pouvoirs et des pratiques au sein de l’Incubateur universitaire Parole d’excluEs. Éducation et socialisation. doi: 10.4000/edso.2540

Germain, A. (2013). La sociologie urbaine à l’épreuve de l’immigration et de l’ethnicité: de Chicago à Montréal en passant par Amsterdam. Sociologie et sociétés45(2), 87-109.

Hersent, M. (2008). Initiatives de femmes en migration dans l’economie sociale et solidaire VIIIemes Rencontres internationales du Réseau Inter-Universitaire de l’Economie Sociale et Solidaire (vol. 5. Réseau Inter-Universitaire de l’Economie Sociale et Solidaire. Récupéré de http://www.socioeco.org/bdf_colloque-2_fr.html

Klein, J.-L. et Champagne, C. (2011). Initiatives locales et lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Québec : Québec : Presses de l’Université du Québec.

Soumbou-Addo, P. R. et Bachir, B. (2014). Les savoirs traditionnels des femmes, un atout pour les territoires en difficulté. Dans M. Hersent et A. Palma Torres (dir.), L’économie solidaire en pratiques (p. 83-100). Toulouse : ERES.

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