Manifestants pour le revenu minimum garanti

Le revenu minimum garanti dans les faits (2/2)

Alors que certains opposants à la mise en place d’un revenu minimum garanti (RMG) voient dans ce dispositif le risque de créer une classe oisive qui vivrait au crochet de la société (Durand-Folco, 2013), certains gouvernements et ONG ont tout de même décidé de tenter l’expérience. Comme présenté dans le précédent article introduisant le revenu de base, différentes motivations suscitent la mise en place de celui-ci. Celles-ci teintent les expérimentations entreprises ces dernières années et offrent donc un large éventail de modalités de mise en oeuvre, tant dans le choix des personnes touchées, que dans le financement des projets.

Dans les premières expérimentations, on retrouve en 1974 au Canada, un projet pilote baptisé Mincome, lancé par la province du Manitoba en accord avec le gouvernement fédéral. Ce projet pilote devait permettre de tester dans deux municipalités l’implantation d’un nouveau système de redistribution de l’impôt, complémentaire à l’assurance santé  (Forget, 2011). Ce projet était notamment testé dans la petite ville rurale de Dauphin (Manitoba), en tant que site de saturation (c’est-à-dire que toutes les familles de Dauphin avaient la possibilité de participer à Mincome). À travers ce projet, le gouvernement offrait à toutes les familles volontaires de la petite commune rurale une somme d’argent sans condition, « soit 60 % du seuil de pauvreté établi par Statistique Canada, qui [variait] selon la taille des ménages ». Chaque dollar perçu via d’autres sources en plus de cette somme d’argent réduisait ce montant de 50 centimes. Pour les personnes qui ne correspondaient pas aux critères pour percevoir l’aide sociale (les personnes âgées, les travailleurs pauvres, etc.), ce dispositif leur procurait une augmentation de revenu incontestable. « “Ce n’était pas beaucoup d’argent, mais c’était suffisant pour faire des choix” » explique une des personnes touchées par le programme. Interrogée par un journaliste, cette personne, alors enfant au moment du projet, est convaincue que c’est grâce à cela qu’il a pu rester sur les bancs de l’école plus longtemps que ses frères et soeurs aînés. C’est aussi à cette période qu’il a pu pour la première fois de sa vie avoir accès à des soins de santé basiques comme se rendre chez le dentiste. L’allocation offerte aux familles était indexées sur le taux de l’inflation. Or, le choc pétrolier et la crise économique qui s’en est suivie ayant fait exploser les prix, la gestion du budget de Mincome est rapidement devenue complexe. Les gouvernements provincial et fédéral n’ont pas souhaité le renflouer après 1979. Les données collectées par les chercheurs sur ce projet ont été archivées sans être analysées, jusqu’en 2008, lorsqu’Evelyn Forget, alors étudiante en médecine, a décidé d’explorer ce matériel. Ses analyses présentent plusieurs faits intéressants. Par exemple, concernant le rapport au marché du travail des personnes touchées par le projet, son étude expose des résultats similaires à ceux ressortis des expérimentations de revenus de base testées à la même période aux États-Unis (Boucher, 2013). Ainsi, contrairement aux critiques sur le risque de désincitation à l’emploi, le nombre d’heures de travail n’a quasiment pas baissé à Dauphin pendant la période test. Seules les nouvelles mères ont prolongé leur congé parental et les adolescents sont restés plus longtemps à l’école, ce qui a diminué leur temps de travail. En revanche, les conséquences du projet sur la santé de la population touchée sont particulièrement intéressantes. L’analyse d’Evelyn Forget montre en effet que sur la durée du programme, il y a eu une « baisse des hospitalisations, notamment en raison d’une réduction des cas de maladies psychologiques, ainsi que des accidents et des blessures, [une] baisse de la criminalité, et [une] augmentation de la participation à l’école. » (Jourdan, 2013) Elle explique que « l’expérience Mincome [lui a] permis de vérifier [son] intuition de départ : “Les gens sont en grande partie malades parce qu’ils sont pauvres” ».

Ces résultats font écho à une expérience plus récente, réalisée entre 2017 et 2018 en Finlande. 2000 personnes sans emploi ont été tirées au sort pour participer à un projet pilote de revenu de base. Celles-ci ont reçu 560€ par mois de la part de l’État, même en cas d’embauche, sur les deux années.  Les motivations du gouvernement de coalition finlandais étaient de faire entrer ces personnes sur le marché du travail, la somme reçue devant les inciter à accepter des emplois même faiblement rémunérés. En parallèle, des mesures de renforcement du contrôle des chômeurs ont été instaurées. Le gouvernement a désenchanté : la comparaison entre les 2000 personnes participant au projet et un autre échantillon du même nombre de personnes sans emploi ne participant pas au projet a montré que sur les deux années, 43,7% des personnes touchant le revenu de base ont retrouvé un emploi, contre 42% des personnes ne percevant pas cette allocation. En revanche, comme dans le cas de Mincome, l’impact sur la santé des personnes rémunérées semble significatif : «  55 % des participants à l’expérience ont déclaré se sentir en bonne ou en très bonne santé, contre 46 % dans le groupe témoin. Les bénéficiaires ont également signalé des niveaux de stress inférieurs (17 %) à ceux des membres du groupe témoin (25 %) ». Le gouvernement finlandais ayant comme but premier de réduire le chômage a donc enterré l’idée de revenu universel.

Un autre projet plus circonscrit en terme de population cible a vu le jour récemment à Jackson, Mississippi. Depuis décembre 2018, The Magnolia Mother’s Trust offre à 20 mères célibataires afro-américaines habitant cette ville et ayant un faible revenu, une allocation de 1000 dollars américains par mois pendant un an. Ce projet, financé par un réseau d’organisations en faveur du revenu de base, a pour but d’adresser les inégalités économiques, sociales et raciales auxquelles font face ces femmes et de trouver un moyen de stopper le cycle de pauvreté dans lequel elles sont piégées. Ce programme a été créé et co-construit avec les personnes auxquelles il s’adresse afin qu’il leur soit complètement adapté. Ces femmes ont ainsi pu contribuer à faire en sorte que le projet soit pensé comme non seulement un nouvel apport de revenu, mais qu’il intègre aussi des ateliers de leadership ou encore des séances de psychologie afin de gagner en confiance et en compétence. Outre la sécurité que ce projet pourra amener à ces mères célibataires, il va leur permettre de faire leurs propres choix sur ce qu’elles veulent faire avec cet argent. En effet, les porteurs du Magnolia Mother’s Trust, tout comme d’autres défenseurs du revenu de base, pensent que toute personne a la force et la capacité d’être l’acteur de sa propre vie, et que ce type de projet donne les moyens de l’être.

D’autres expérimentations ailleurs dans le monde sont en cours et reflètent les différentes motivations politiques derrière ces projets : réduire le chômage quitte à ce que le revenu de base devienne une subvention d’emplois précaires, réduire les coûts des aides sociales et de l’administration qui les gère (cf. le projet Universal Credit au Royaume-Uni), ou travailler sur les inégalités et sur la stigmatisation que peuvent engendrer certaines aides sociales. Or, malgré le nombre grandissant d’expérimentations, les données et les résultats de ces projets pilote restent difficiles à exploiter. Le comité d’experts sur le revenu minimum garanti au Québec a relevé certaines limites méthodologiques quant à l’utilisation des données issues des projets pilotes. Notamment, ces derniers sont limités dans le temps ce qui peut avoir un impact sur le comportement des personnes touchées par les projets ; également, la durée limitée des projets ainsi que le faible nombre de personnes testées dans les projets pilotes ne permettent pas de comprendre tous les impacts que pourraient engendrer l’implantation d’un revenu de base à plus grande échelle.

 

Manifestants pour le revenu minimum garanti

Manifestation pour le rétablissement du projet pilote de revenu de base à Lindsay, Ontario (Bill Hodgins / METROLAND FILE PHOTO)

 

Tester un projet de revenu garanti avec l’ambition de sortir les gens de la pauvreté demanderait donc une certaine audace et beaucoup de volonté politique pour octroyer les moyens de l’appliquer sur une longue durée et sur un échantillon assez large. Or, cette volonté politique reste rare pour le moment. La province de l’Ontario au Canada s’était par exemple donné les moyens en 2017 en accord avec le gouvernement fédéral de tester un revenu de base de $16,989 par an pour une personne seule, avec un suivi de chercheurs sur l’impact du projet notamment sur la santé mentale, le logement et les formations à l’emploi. Cependant, le nouveau premier ministre arrivé en 2018 à la tête de la province a décidé d’annuler le programme, en se basant sur moins de 10 mois de données récoltées. En France, 18 départements ont proposé un projet de loi pour tester un programme de revenu de base sur 3 ans touchant 60 000 personnes. Denise Greslard-Nedelec, élue au département de la Gironde, soulignait ainsi « que nous avons suffisamment de matière intellectuelle autour du revenu de base, [qu’]il faut maintenant passer à la pratique. C’est notre responsabilité de politique d’agir si on ne veut pas se retrouver avec un monde coupé en deux […] C’est un enjeu de démocratie.» Or, l’Assemblée nationale française, réunie le 31 janvier 2019, a rejeté sans débat cette proposition de loi, élaborée depuis plus de deux ans par les départements et la Fondation Jean-Jaurès.

Les résultats obtenus jusqu’ici dans les expérimentations de revenu de base, même s’ils sont limités, ne montrent pas, contrairement à certaines craintes, de désincitation à l’emploi, mais davantage un impact positif sur la santé, le bien-être ou l’éducation. Le revenu suffisant garanti peut apporter un coussin de sécurité qui permet de subvenir aux besoins de base. Comme le montrent les retombées de l’expérience finlandaise, la mise en place de ce dispositif devrait être conçue « comme une mesure sociale et non comme une subvention d’emplois précaires ». Elle devrait également s’accompagner d’une réflexion plus large sur les causes structurelles de la pauvreté et des inégalités. En effet, afin d’éviter que le revenu garanti ne soit qu’un « correctif » atténuant les effets de  certaines mesures qui engendrent un manque de moyens pour une partie de la population (déréglementation financière, austérité budgétaire, abandon des services publics, par exemple), il serait important de pouvoir requestionner la mise en place de ces politiques en premier lieu.

Par Florianne Socquet-Juglard, agente de recherche à Parole d’excluEs

 

Références

Boucher E., 2013 : « Renverser la tendance à la pauvreté au travail en instaurant un revenu minimum garanti au Québec ? », Revue multidisciplinaire sur l’emploi, le syndicalisme et le travail, Volume 8, Numéro 2, pp. 61–83.

Durand-Folco, J., 2013 : « L’écologie politique de la ville : Vers un
revenu suffisant garanti », Nouvelles pratiques sociales, 26(1), 215–229.

Forget, E., 2011 : The Town With No Poverty: Using Health Administration Data to Revisit Outcomes of a Canadian Guaranteed Annual Income Field Experiment. University of Manitoba.

Jourdan, S., 2013 « Expérimentations locales : une voie pragmatique vers la mise en place du revenu universel ? », Mouvements, vol. 73, no. 1, 2013, pp. 145-153.

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